9
Dans l’antichambre
de la mort
Pour la deuxième fois, Peter Zveri arrivait au pied des murailles d’Opar, et pour la deuxième fois, le courage de ses soldats noirs s’évaporait devant les cris inouïs des habitants de la cité mystérieuse. Les dix guerriers qui n’étaient jamais venus à Opar, et qui s’étaient portés volontaires pour entrer dans la ville, s’arrêtèrent en tremblant dès que s’éleva des ruines lugubres le premier de ces cris stridents et perçants qui glaçaient le sang.
Miguel Romero prit à nouveau la tête de la troupe et Wayne Colt le suivait de près. Selon les instructions données, les Noirs marchaient derrière eux, le reste des Blancs formant l’arrière-garde, afin de les rallier et de les encourager ou, si nécessaire, de les faire avancer en les menaçant de leur pistolet. Mais les Noirs ne voulaient même pas pénétrer dans l’ouverture du mur extérieur, tant ils se sentaient démoralisés par les étranges cris d’avertissement que leur superstition attribuait à des esprits mauvais, contre qui l’on ne pouvait rien et dont l’hostilité signifiait une mort certaine pour ceux qui se seraient opposés à eux.
— En avant, tas de poltrons ! cria Zveri en pointant son arme sur les Noirs pour les obliger à franchir le rempart.
L’un des guerriers leva son fusil et le brava.
— Écarte ton arme, homme blanc, dit-il. Nous combattons les hommes, mais pas les esprits.
— N’insiste pas, Peter, dit Dorsky. Tu auras toute la bande sur le dos dans moins d’une minute si l’un d’eux se fait tuer.
Zveri baissa son revolver et essaya de convaincre les guerriers en leur promettant une récompense représentant une fortune s’ils acceptaient d’accompagner les Blancs dans la ville. Mais les soi-disant volontaires s’entêtèrent et rien ne put les amener à s’aventurer dans Opar.
Plutôt que d’essuyer un nouvel échec et toujours obsédé par la certitude que les trésors d’Opar le rendraient fabuleusement riche et assureraient la réussite de son projet secret de bâtir un empire, Zveri décida de tenter l’aventure, avec Romero, Colt et leurs trois auxiliaires, Dorsky, Ivitch et le Philippin. Romero et Colt étaient d’ailleurs déjà en route.
— Venez, dit-il aux trois autres, nous tenterons le coup à nous six, puisque ces chiens ne veulent pas nous accompagner.
Au moment où les quatre hommes traversaient le rempart extérieur, Romero et Colt avaient déjà disparu derrière la deuxième enceinte. Une nouvelle fois, le cri d’avertissement déchira le silence de la cité en ruine.
— Dieu ! grogna Ivitch, que croyez-vous que ce soit ?
— Tais-toi, s’exclama Zveri, irrité. Cesse d’y penser ou tu deviendras aussi peureux que ces sacrés Noirs.
Ils traversèrent lentement l’esplanade jusqu’à la seconde muraille, sans manifester le moindre enthousiasme mais, au contraire, avec le désir évident de laisser à d’autres la gloire de conduire l’attaque. Ils venaient d’atteindre l’entrée quand, de l’autre côté de l’enceinte, s’éleva un vacarme hideux où les cris de guerre se mêlaient à un piétinement furieux. On entendit un coup de feu, puis plusieurs autres.
Zveri se retourna pour vérifier si ses camarades le suivaient. Mais ceux-ci étaient plantés là, à écouter, le visage livide.
— Au diable l’or ! cria Ivitch.
Et il se mit à courir vers le rempart extérieur.
— Reviens, sale roquet ! cria Zveri.
Il le poursuivit, Dorsky sur ses talons. Tony hésita un moment, puis s’élança derrière les deux autres. Aucun ne s’arrêta avant d’avoir repassé le mur. Alors, Zveri rattrapa Ivitch et le saisit à l’épaule.
— Je devrais te tuer, dit-il d’une voix tremblante.
— Tu es aussi content que moi d’être ressorti, grogna Ivitch. Quel sens cela avait-il d’entrer là-dedans ! Nous nous serions tout simplement fait tuer, comme Colt et Romero. Ils étaient trop nombreux. Ne les as-tu pas entendus ?
— Je crois qu’Ivitch a raison, dit Dorsky. C’est très bien d’avoir du courage, mais nous ne devons pas perdre la cause de vue. Si nous sommes tués, tout est perdu.
— Et l’or ! s’exclama Zveri. Pense à l’or !
— L’or ne vaut rien pour un homme mort, répondit sentencieusement Dorsky.
— Et nos camarades ? demanda Tony. Les laisserons-nous se faire massacrer ?
— Au diable le Mexicain ! dit Zveri. Quant à l’Américain, je crois que ses fonds resteront disponibles aussi longtemps que nous pourrons cacher la nouvelle de sa mort à nos correspondants de la Côte.
— Tu n’essaieras même pas de les secourir ?
— Je ne puis le faire seul, déclara Zveri.
— J’y vais avec toi, l’encouragea Tony.
— A deux, nous ne pourrons pas faire grand-chose, grogna Zveri.
Puis il piqua une colère soudaine et s’avança vers le Philippin en le menaçant.
— Pour qui te prends-tu, de toute façon ? lui lança-t-il en le dominant de sa haute stature. C’est moi qui commande ici. Si j’ai besoin de ton avis, je te le demanderai.
Après que Romero et Colt eurent traversé le rempart intérieur, la partie du temple qu’ils pouvaient apercevoir leur sembla déserte, pourtant ils avaient conscience de présences et de mouvements dans les coins sombres et derrière les arcades des galeries en ruine donnant sur la cour. Colt regarda derrière lui.
— Attendons-nous les autres ? demanda-t-il.
Romero haussa les épaules.
— Je crois que toute la gloire sera pour nous seuls, camarade, dit-il en ricanant.
Colt lui rendit son sourire.
— Alors, au travail. Je n’ai encore rien vu de bien terrifiant.
— Il y a tout de même quelque chose là-dedans, dit Romero. Quelque chose remuait là-bas, je l’ai vu.
— Moi aussi.
Leurs fusils prêts à tirer, ils avancèrent franchement et entrèrent dans le temple. Ils ne purent aller bien loin. Par les portiques obscurs et par de nombreuses portes à peine visibles fît irruption une horde d’hommes affreux. Le silence de la vieille cité fit place à d’épouvantables cris de guerre.
Colt marchait le premier. Il pressa l’allure en tirant par-dessus les têtes des prêtres-guerriers d’Opar. Romero vit un certain nombre d’ennemis courir sur les côtés de la grande salle où ils venaient d’entrer, dans l’intention évidente de leur couper la retraite. Il tira lui aussi, mais pas par dessus les têtes. Comprenant la gravité de la situation, il tira pour tuer. Colt fit de même cette fois et les hurlements des blessés se mêlèrent aux vociférations des autres.
Romero dut reculer de quelques pas pour éviter que les Opariens ne l’encerclent. Vite, il tira encore et parvint à stopper le mouvement latéral. Il lança un coup d’œil vers Colt et vit une massue lancée de loin frapper l’Américain à la tête. Celui-ci s’écroula d’un bloc et son corps fut aussitôt recouvert d’une masse grouillante de ces terribles petits hommes d’Opar.
Miguel Romero comprit que son compagnon était perdu ; même s’il n’était pas encore mort, seul, il ne pouvait rien pour lui sauver la vie. S’il s’en tirait lui-même, il aurait déjà de la chance. En se protégeant par un tir nourri, il recula jusqu’à l’ouverture du mur intérieur.
Ayant capturé l’un des intrus et obligé l’autre à faire retraite, les Opariens s’immobilisèrent, par peur de s’exposer davantage aux effets dévastateurs de l’arme terrifiante que leur ennemi tenait à la main.
Romero repassa de l’autre côté du mur, fît demi-tour et courut à toutes jambes jusqu’au premier rempart. Un moment plus tard, il avait rejoint ses compagnons dans la plaine.
— Où est Colt ? demanda Zveri.
— Ils l’ont assommé avec une massue et l’ont capturé, dit Romero. Il est probablement mort maintenant.
— Et tu l’as abandonné ?
Le Mexicain lança à son chef un regard furieux.
— C’est toi qui me demandes ça ? Tu es devenu livide et tu t’es enfui avant même de voir l’ennemi. Si vous nous aviez suivis, vous autres,
Colt serait toujours là, mais à deux, nous n’avions aucune chance devant cette bande de sauvages. Et c’est toi qui m’accuses de lâcheté ?
— Je n’ai rien dit de semblable, bougonna Zveri. Je n’ai jamais dit que tu étais un lâche.
— Tu le pensais ! aboya Romero. Permets-moi de te dire, Zveri, que tu ferais mieux d’éviter ce genre de remarque avec moi comme avec tous ceux qui sont venus à Opar avec toi.
Un sauvage cri de victoire s’éleva alors derrière les murs. Il roulait toujours quand Zveri se détourna de la ville, découragé.
— Cela ne sert à rien, dit-il. Je ne puis capturer Opar seul. Nous retournons au camp.
Les petits prêtres, grouillant au-dessus de Colt, lui avaient arraché ses armes et attaché les mains derrière le dos. Il était toujours inconscient, aussi, l’ayant hissé sur l’épaule d’un des leurs, l’emportèrent-ils à l’intérieur du temple.
Lorsque Colt reprit conscience, il s’aperçut qu’il était couché sur le sol d’une vaste pièce. C’était la salle du trône du temple d’Opar, où on l’avait conduit pour qu’Oah, la grande prêtresse, puisse voir le prisonnier.
Constatant que leur captif était revenu à lui, ses gardes le relevèrent brutalement et le poussèrent jusqu’au pied de l’estrade où se dressait le trône d’Oah.
L’effet du tableau se présentant soudain à ses yeux donna à Colt l’impression d’être victime d’une hallucination ou d’un rêve. Le couloir en ruine où il avait été assommé n’avait pu lui donner la moindre idée de la grandeur, de la magnificence et du génie barbare que révélait cette vaste salle, dont la majesté n’avait pas trop souffert du temps.
Il vit devant lui, sur un trône richement décoré, une femme d’une beauté exceptionnelle, entourée d’hommes velus et difformes ainsi que de jolies filles. Elle posa sur lui des yeux froids et cruels, affectant un maintien hautain et méprisant. Un guerrier trapu, d’allure simiesque, s’adressa à elle dans un langage inconnu de l’Américain.
Quand il eut fini, la femme se leva de son trône, tira du fourreau un long couteau, le leva par-dessus sa tête et parla en un débit rapide, d’un ton farouche, les yeux fixés sur le prisonnier.
Dans un groupe de prêtresses, à la droite d’Oah, une jeune fille à peine parvenue à l’âge adulte regardait le prisonnier, les yeux mi-clos. Sous les disques d’or qui couvraient ses seins doux et blancs, le cœur de Nao palpitait au rythme des pensées que lui inspirait la contemplation de cet étrange guerrier.
Le discours d’Oah terminé, on emmena Colt, ignorant qu’il venait d’entendre prononcer sa sentence de mort par la grande prêtresse du dieu flamboyant. Ses gardiens le conduisirent à une cellule située à l’entrée d’un tunnel qui faisait communiquer la cour des sacrifices avec les souterrains de la ville. Comme elle ne se trouvait pas entièrement sous terre, l’air frais et la lumière y accédaient par une fenêtre et par la grille barrant l’entrée. Son escorte l’ayant laissé là après lui avoir libéré les poignets, Wayne Colt regarda par la petite fenêtre qui donnait sur la cour intérieure du temple du soleil. Il vit les galeries s’élevant, étage par étage, jusqu’au sommet de la haute paroi. Il vit un autel de pierre au centre de la cour. Les traces brunes qui le couvraient et maculaient le pavement alentour lui enseignèrent ce que les mots inintelligibles d’Oah n’avaient pu lui faire comprendre. Il sentit un instant son cœur s’arrêter dans sa poitrine et frissonna devant son incapacité d’échapper au sort qui l’attendait. On ne pouvait se tromper sur la raison d’être de cet autel, surtout si on faisait le rapprochement avec les crânes grimaçants – provenant des sacrifices humains – dont les orbites vides le contemplaient depuis leurs niches creusées dans les murs.
Paralysé par l’horreur de la situation, Colt gardait les yeux fixés sur l’autel et sur les crânes, mais peu à peu il recouvra ses esprits et expulsa la terreur qui l’avait envahi. Cependant le désespoir continuait à peser sur lui. Ses pensées se tournèrent vers son camarade. Il se demandait quel sort Romero avait subi. C’était un brave et gai compagnon, en fait le seul membre de l’expédition qui lui ait fait bonne impression et dans la société de qui il trouvait quelque plaisir. Les autres lui paraissaient des fanatiques ignorants ou des opportunistes vicieux, tandis que les manières et le langage du Mexicain étaient d’un aventurier au cœur léger, capable d’offrir sa vie à toute cause qui lui convenait sur l’heure, plus par goût du risque que pour des raisons profondes. Colt ne savait pas, bien entendu, que Zveri et les autres avaient rebroussé chemin. Au moins était-il sûr que Romero n’avait pas reculé avant que son cas fût complètement désespéré, à supposer qu’il n’eût pas été capturé ou tué, lui aussi.
Colt passa le reste d’un long après-midi dans la contemplation solitaire de son malheur. L’obscurité tomba sans que ses geôliers donnent signe de vie. Il se demanda si on comptait le laisser sans nourriture ni eau ou si, par hasard, la cérémonie au cours de laquelle on devait l’offrir en sacrifice, sur cet horrible autel taché de brun, devait commencer si tôt qu’on ne jugeait pas nécessaire de pourvoir à ses besoins.
Il s’était couché sur le sol de la cellule, qui avait la consistance du ciment, et essayait de trouver dans le sommeil un soulagement temporaire, quand son attention fut attirée par un très léger bruit venant de la cour. Il dressa l’oreille et acquit la certitude que des pas approchaient. Il se leva doucement et gagna la fenêtre. Dans l’obscurité de la nuit, à peine atténuée par la faible lueur des lointaines étoiles, il vit quelque chose se diriger vers sa cellule. Était-ce un homme ou une bête ? Il ne pouvait en décider. Tout à coup s’éleva dans la nuit le long cri strident qui semblait désormais, pour l’Américain, faire partie intégrante de la mystérieuse cité d’Opar, au même titre que ses ruines branlantes elles-mêmes.
C’était une troupe maussade et découragée qui retournait au camp établi à la lisière de la forêt, sous la barrière rocheuse d’Opar. Quand elle y arriva, elle n’y trouva qu’angoisse et abattement.
On ne tarda pas à raconter aux membres de l’expédition l’histoire de la sentinelle entraînée dans la jungle en pleine nuit par un esprit, auquel l’homme avait réussi à échapper avant d’être dévoré. Tout le monde avait encore présente à la mémoire l’étrange affaire de la mort de Raghunath Jafar, et ceux qui revenaient d’Opar n’y avaient rien trouvé qui pût calmer leurs nerfs. On passa donc une nuit agitée sous les arbres, à l’orée de la forêt ténébreuse, et ce fut avec un soupir de soulagement qu’on vit venir l’aurore.
Plus tard, quand ils se furent remis en marche vers leur base, l’état d’esprit des Noirs revint progressivement à la normale. Des chants et des rires relâchèrent la tension subie depuis des jours. En revanche, les Blancs restaient sombres et maussades. Zveri et Romero ne se parlaient plus et Ivitch, comme tous les caractères faibles, en voulait à tout le monde, à cause de la lâcheté qu’il avait montrée sous les murs d’Opar.
Caché à l’intérieur d’un tronc creux, le petit Nkima vit passer la colonne. Quand elle fut à bonne distance, il émergea de son trou et, sautillant sur une branche, cria à son adresse quantité de menaces et d’injures.
Tarzan, seigneur des singes, était couché à plat ventre sur le dos de Tantor, l’éléphant, les coudes posés sur le vaste crâne, le menton dans les mains. Il avait échoué dans sa recherche de La d’Opar. Elle avait disparu aussi radicalement que si la terre s’était ouverte pour l’engloutir.
Tarzan avait rencontré Tantor dans la jungle et, suivant la coutume de son enfance, il s’attardait dans la compagnie silencieuse du vieux et sagace patriarche de la forêt. Celui-ci semblait lui insuffler quelque chose de l’équilibre et de la grande force de caractère propres à sa race. Tarzan trouvait toujours auprès de Tantor une atmosphère de pondération reposante, qui emplissait l’homme-singe d’un sentiment de paix et de tranquillité. De son côté, Tantor retrouvait chaque fois avec le même plaisir le seigneur de la jungle. De toutes les créatures munies de pattes, c’était la seule à laquelle il accordait son amitié et son affection.
Les bêtes de la jungle ne connaissent pas de maître, et surtout pas ce tyran cruel qui entraîne l’homme civilisé dans une course folle du berceau à la tombe : le temps, oppresseur de millions d’esclaves. Le temps, aspect mesurable de la durée, était incommensurable pour Tarzan et Tantor. Parmi les vastes ressources que la nature avait mises à leur disposition, le temps figurait comme l’un de ses dons les plus généreux, car elle en avait distribué assez à chacun pour passer une vie entière, sans crainte de le gaspiller. Il y en avait une telle provision qu’on ne pouvait le perdre, car il y en avait toujours plus… jusqu’au moment de la mort, après laquelle il cessait, comme toute chose, de compter pour l’individu. Tantor et Tarzan ne perdaient donc pas leur temps en s’adonnant ensemble à leurs méditations silencieuses ; mais, si le temps et l’espace parcourent à tout jamais leur chemin courbe ou en ligne droite, toutes les autres choses ont une fin. Ainsi donc, le calme et la paix dont jouissaient les deux amis furent soudain interrompus par les cris surexcités d’un singe minuscule perché dans le feuillage d’un grand arbre, au-dessus d’eux.
C’était Nkima. Il retrouvait son Tarzan. Sa joie et son soulagement ébranlaient la jungle dans toute la mesure où sa petite voix aiguë pouvait se faire entendre. Paresseusement, Tarzan roula sur le dos et regarda au-dessus de lui le petit grivet jacassant. Alors Nkima, ne doutant plus un instant que c’était bien son maître, se lança dans le vide et atterrit sur le corps bronzé de l’homme-singe. De petits bras maigres et poilus entourèrent le cou de Tarzan et Nkima se blottit contre ce dieu protecteur qui lui avait procuré les rares moments de sa vie où il avait connu le ravissement d’un bref complexe de supériorité. Sur l’épaule de Tarzan, il se sentait presque courageux, puisqu’il pouvait insulter impunément le monde entier.
— D’où viens-tu, Nkima ? demanda Tarzan.
— Je cherchais Tarzan, répondit le petit singe.
— Qu’as-tu vu depuis que nous nous sommes quittés devant les murs d’Opar ?
— J’ai vu beaucoup de choses. J’ai vu les grands Manganis danser au clair de lune autour du corps mort de Sheeta. J’ai vu les ennemis de Tarzan marcher dans la forêt. J’ai vu Histah se délecter de la carcasse de Bara.
— As-tu vu une femelle tarmangani ?
— Non. Il n’y avait pas de femelle parmi les Gomanganis et les Tarmanganis ennemis de Tarzan. Rien que des mâles, et ils retournaient à l’endroit où Nkima les a vus pour la première fois.
— Quand était-ce ?
— Kudu n’est pas monté loin dans le ciel depuis que Nkima a vu les ennemis de Tarzan retourner à l’endroit où il les avait déjà vus.
— Peut-être ferions-nous bien d’y aller, dit l’homme-singe.
Il appliqua à Tantor, en guise d’adieu, une tape affectueuse de la paume, se leva et sauta légèrement sur une branche.
Loin de là, Zveri et sa troupe marchaient à pas pesants dans la jungle.
Tarzan, seigneur des singes, ne suit pas les pistes qui sillonnent le sol quand la densité de la forêt lui offre la liberté de prendre la voie des airs. Cela lui permet de se mouvoir d’un point à un autre à une vitesse qui a souvent déconcerté ses ennemis.
Il avançait donc en ligne presque droite, si bien qu’il rattrapa l’expédition au moment où elle préparait son bivouac pour la nuit. En observant à travers l’écran des feuilles, il remarqua sans surprise qu’aucune charge ne provenait des trésors d’Opar.
Pour les habitants de la jungle, le succès de leurs entreprises, leur bonheur et leur vie même dépendent largement de leur pouvoir d’observation, c’est pourquoi Tarzan l’avait développé à un haut degré de perfection. Dès sa première rencontre avec cette bande, il s’était familiarisé avec les visages, l’aspect physique et la démarche de tous ses membres importants, et même d’un grand nombre d’humbles guerriers et porteurs. Il remarqua donc tout de suite que Colt n’était plus là. Son expérience permit à Tarzan de se représenter un tableau assez exact de ce qui était arrivé à Opar, ainsi que du sort probable de l’homme manquant.
Des années plus tôt, il avait vu ses courageux Waziris prendre la fuite la première fois qu’ils avaient entendu les cris d’avertissement s’élever de la cité en ruine. Il pouvait aisément imaginer que Colt, dans sa tentative de conduire les Noirs à l’intérieur de la ville, n’avait pas été suivi et avait trouvé la mort, ou subi la capture et l’enfermement dans quelque lugubre cachot. Ceci toutefois ne concernait guère Tarzan. Il s’était, certes, senti attiré par Colt, qui avait exercé sur lui le pouvoir ténu et invisible de ce qu’on appelle la personnalité, mais il le considérait néanmoins comme un ennemi, dont la mort ou la capture ne pouvaient que faire progresser sa propre cause.
Juché sur l’épaule de Tarzan, Nkima, lui aussi, regardait le camp mais en silence, selon les instructions de son maître. Nkima voyait là bien des choses qu’il aurait aimé posséder. Il convoitait particulièrement une chemise de calicot rouge portée par un des askaris. Celle-ci, pensait-il, tranchait magnifiquement sur la nudité si monotone de la majorité des Noirs. Nkima souhaitait que Tarzan descende les tuer tous, mais tout spécialement l’homme à la chemise rouge. Au fond de son cœur, Nkima était un être assoiffé de sang. Quelle chance pour la paix de la jungle qu’il ne fût pas un gorille ! Mais Tarzan inclinait peu au carnage. Il envisageait d’autres moyens de faire obstacle aux activités de ces étrangers. Pendant la journée, l’homme-singe avait abattu une proie, et c’est pourquoi il se retira à distance raisonnable du camp pour apaiser sa faim, tandis que Nkima partait à la recherche d’œufs, de fruits et d’insectes.
La nuit tomba. Quand elle eut enveloppé la jungle de son obscurité impénétrable, trouée uniquement par les feux du camp, Tarzan retourna dans l’arbre d’où il pouvait surveiller ce qui se passait. Il épia longtemps, en silence, puis soudain éleva la voix pour pousser un long hurlement, imitant parfaitement l’horrible avertissement des défenseurs d’Opar.
L’effet fut instantané. Les conversations, les chants et les rires cessèrent. Les hommes restèrent un bon moment paralysés de terreur. Puis ils prirent leurs armes et se concentrèrent tout près du feu.
L’ombre d’un sourire sur les lèvres, Tarzan se fondit dans la jungle.